L'éveil I-4: Romantisme
« So sind wir nun endlich aus den Toren der Stadt... Nous voici donc enfin hors des portes de la ville... Ainsi commence Franz Sternbald, le roman de Ludwig Tieck, ainsi pourrait commencer une autre histoire».
(Jean-Christophe Bailly, La légende dispersée, anthologie du romantisme allemand)
Henri von Ofterdingen, roman d’initiation de Novalis, que l’on a décrit comme la synthèse de l’esprit et des ambitions du premier romantisme, commence au crépuscule :
« Agité sur son lit, le jeune homme pensait à l'Étranger et à ses récits.
[…]D'où pouvait bien venir cet étranger? Aucun de nous n'avait vu homme qui lui ressemblât, mais pourquoi suis-je le seul que ses propos aient ainsi bouleversé.[..] On m'a raconté jadis les vieilles légendes du temps où les bêtes, les arbres et les rochers parlaient avec les hommes. J'ai vraiment l’impression qu'ils vont recommencer et que je pourrais comprendre, rien qu'en les voyant, tout ce qu'ils veulent me dire".
Au début de l’autre récit de Novalis, Les Disciples à Saïs, il n’y a pas de rencontre, mais l’évocation du langage universel de l’homme et de la nature ouvre ici sur un sentiment de la Révélation qui se rapproche des préoccupations surréalistes sur le hasard, cependant que l’alkahest rappelle le poison avec laquelle le Dieu créateur du mythe gnostique a drogué ses prisonniers:
« Les hommes vont de multiples chemins. Celui qui les suit et qui les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on entrevoit partout : […] dans les cristaux et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, […]dans les limailles autour de l'aimant et dans les conjonctures singulières du hasard. On pressent que là est la clef de cette écriture merveilleuse, sa grammaire même; mais ce pressentiment ne veut prendre aucune forme précise et arrêtée, et il semble vouloir se refuser à devenir la clef dernière. Sur les sens des hommes, il semble qu'un alkahest a été versé. Leurs désirs, leurs pensées ne se condensent, semble-t-il, qu'un instant seulement. Ainsi leurs intuitions naissent-elles; mais peu après tout flotte de nouveau, comme auparavant, devant leurs regards ».
(Novalis, Les disciples à Saïs)
La silhouette de l’Etranger, autrement inquiétante et trompeuse, réapparaît chez Tieck :
« Comme il voulait s'en aller, il aperçut, derrière lui, un inconnu qui le regardait en souriant et qui lui demanda où il allait ainsi. Christian, qui venait de se souhaiter de la compagnie, ne s'effraya pas moins de cette aimable présence. […] Ils se mirent en route et bientôt le jeune homme eut l'impression qu'il connaissait son compagnon de vieille date. «Comment êtes-vous venu dans ces montagnes ? demanda l'étranger. Si j'en juge par votre langage, vous n'êtes pas du pays. - C'est un point, répliqua le jeune homme, sur lequel il y aurait fort à dire, et pourtant cela ne vaut pas un récit. [NDA :Mais si, mais si.] Ce fut, en quelque sorte, une force extérieure à moi qui m'arracha au cercle de ma famille et de mes amis; mon esprit avait perdu la maîtrise de soi-même. Tel un oiseau captif en un filet fait de vains efforts pour s'en échapper, mon âme était prisonnière d'images et de vœux étranges. »
(Tieck, Le Runenberg)
On pourrait à juste titre s’étonner que la thématique de l’Eveil se retrouve ici, mais en négatif : la conscience imaginaire apparaît y comme une illusion, une tromperie. Ce ne sera pas la seule fois dans ce texte ni chez cet auteur. On peut y voir à la fois le signe des limites de Tieck, plus écrivain que théoricien, et qui n’arrive pas à rompre avec les valeurs plus anciennes. Mais on peut aussi percevoir l’avant-goût du sentiment de l’échec du romantisme, qui va jouer un rôle essentiel dans la dernière génération des Arnim, Baudelaire, Nerval, sentiment d’échec sans lequel ne pourrait être compris le passage au surréalisme et certains traits de celui-ci.
Dans les premières pages d’Aurélia, Nerval livre un récit de rêve qui constitue la première impulsion du récit, et où réapparaît sous la mythologie personnelle de l’auteur, comme un jumeau de l’ange empourpré, vermeil, de Sohrawardi, lié à la gravure de Dürer :
« - J'errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l'étude, d'autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. […] Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors et, en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d'un spectacle étrange. Un être d'une grandeur démesurée – homme ou femme je ne sais - voltigeait péniblement au-dessus de l'espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d'haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d'une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l'Ange de la Mélancolie d'Albrecht Dürer. Je ne pus m'empêcher de pousser des cris d'effroi, qui me réveillèrent en sursaut.
Le jour suivant, je me hâtai d'aller voir tous mes amis. Je leur faisais mentalement mes adieux, et, sans leur rien dire de ce qui m’occupait l'esprit, je dissertais chaleureusement sur des sujets mystiques; je les étonnais par une éloquence particulière, il me semblait que je savais tout, et que les mystères du monde se révélaient à moi dans ces heures suprêmes».
(Nerval, Aurelia)
On retrouve dans ce court extrait l’essentiel de la symbolique de l’Eveil : l’enfermement dans le « vaste édifice » du monde, l’errance préparatrice, l’irruption de l’Envoyé qui en brise les limites, avec les « cris d’effroi » qui évoquent les cris des gnostiques mandéens lors de la rencontre avec l’Envoyé, la dualité de l’ange déchu, la Révélation brutale qui insuffle le savoir absolu, et l’invitation au départ.
Enfin, s’éloignant un peu de notre domaine, il sera peut-être intéressant de noter la fortune, dans de nombreux romans ultérieurs liés au climat romantique, du personnage du Juif Errant, revalorisation d’un personnage négatif dans un procédé très gnostique, dont la silhouette, le destin, n’est pas sans rappeler celui de l’Etranger de la Gnose.
Pour conclure ce chapitre du romantisme, cet extrait des Chants religieux de Novalis, où, sous l’apparente thématique religieuse, on sent poindre l’événement gnostique :
« La vieille, accablante illusion
Du péché écrasait nos cœurs ;
Désir et repentir brûlaient en nous,
Qui errions dans la nuit, tels des aveugles.
[…]
Tremblants captifs, qu’un lien de fer
Fixait durement à la terre,
Nous perdions notre peu d'espoir, par peur
Du Glaive de justice de la Mort.
Un Sauveur nous vint, un Libérateur
Plein de force et d'amour, un Fils de l'Homme
Qui fit flamber en notre sein
Un feu tout vivificateur.
Alors nous le vîmes s'ouvrir,
Le ciel, notre ancienne patrie,
Et nous avons pu croire et espérer,
Nous sentir avec Dieu apparentés. »