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7 avril 2015

Les échos antérieurs : chapitre I, 1,

Chapitre I

 Le départ

Réflexion et recueillement, foudre et rivage

Par ennui, haine, ou exil, Pierre rêvait. La sueur des heures closes empestait la soupente, le collait à son siège, à ses vêtements, comme les pages d'un livre tombé dans l'eau. Comme un cadavre oublié, gonflé de l'air nauséabond de ses échecs accumulés, il reposait ainsi des heures, le cul plongé dans un fauteuil à moitié déchiré. L'oeil s'échappait jusqu'aux arbres lointains du Parc de Wolvendael ou appelait en vain le miroir du ciel. Spectacle désolant, pour celui qui l'aurait surpris alors, mais quelles vies menées dans les replis spongieux de ses pensées! Quels délices d'air vif dans les narines lancées dans des chevauchées d'avril, dans des rencontres entre gens de même race, dans des culs de femmes rebelles, de filles faciles riches de rires, de pleurs partagés. Quel étrange saveur d'être, et ailleurs et en d'autres siècles, celui des Mandrins, des marchands voyageurs, des prêtres duellistes et fièrement queutards, des portefaix roulant leur charge dans les ruelles boueuses!

On l'avait viré deux ans auparavant. Sans surprise, cela faisait dix ans au moins qu'il s'y attendait. Chute brutale quand même: plus d'horaires, plus de départs obligés au bout du petit matin. Une liberté trop tard venue qui ne pousse pas au-dehors, une liberté qui fige, qui plante le cul, là, dans le fauteuil de la soupente, quitté seulement pour aller baiser son ancienne compagne deux étages plus bas, s'étendre sur la table de reiki pour que le frôlement brulant de ses doigts l'emmènent en d'autres lieux, d'autres fleuves inconnus et très anciens; ou pour l'écouter parler du monde, du sien, des autres, là-bas très loin. Et, de loin en loin en loin, croiser sa fille Claire, la voir fleurir forte sous les doutes, gonflée d'une jeunesse qu'il n'a pas voulu connaître, sans jamais de regrets.

Il n'y avait pas que les rêves pour se retenir d'étouffer dans l'écoeurante banalité des heures sociales, des miasmes du présent satisfait. Il y avait des livres d'histoire: tous temps, lieux, genres. Il ne refaisait pas le monde, mais son histoire. Il s'acharnait à en dénouer les fils. Aucune théorie, aucune excuse donnée ne lui paraissait capable de comprendre l'impensable: comment a-t-on pu en arriver là? Des haut-le-coeur parfois le saisissait, quand il croisait le visage fétide, pustulent de la résignation dans une allure, une phrase, un regard, de ceux qui lui ressemblaient trop.

De cette lutte obstinée contre les noeuds des destinées générales, il avait laissé des feuilles en tas, des notes sur papier, sur ordinateur, des bouts semés sous les tables, le lit, le fauteuil là-haut. Quand, plus de deux mois après sa disparition, je m'y plongeais à mon tour, appelé à l'aide par Fabienne, je fus atteint aussi de cet effort imbécile de dénouer ces fils du passé de nos races, qui tiennent bien cachées, bien enfouies, les clés de notre identité qu'aucune psychologie, aucune philosophie ne peut nous livrer.  J'aimerais en épargner le lecteur: impossible. Ce qu'il advint à Pierre y ramène sans cesse.

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