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10 mai 2008

Le génie

Durer_self_portarit_28

J'invite ceux qui peuvent être intéressés par ce blog, ou son parallèle, Envers, à lire l'article de Démocrite "L'art et l'aphasie". A lui seul, ce texte qui rend compte d'une conception de l'art très proche de ce qui a été écrit dans "L'art dégagée de l'idée", mais à partir d'une démarche très différente, suffirait à justifier l'existence de ce blog, qui était de permettre certaines rencontres.

Trop de choses y sont dites qui croisent ou rejoignent les idées ici exprimées pour pouvoir être l'objet du commentaire que je comptais y laisser. C'est donc à travers différents articles, autour des problèmes soulevés que je compte y revenir.

Je commence par une question qui est seconde dans cet article, le génie, parce que tout simplement, c'était là un des chemins par lesquels je comptais aborder la thématique de la création individuelle et collective, thème du n° 3 d'Envers en préparation. Autre point de convergence que cette remise en cause de l'idée de génie, mais si les accents en sont différents.

L'idée de génie, telle qu'elle est véhiculée dans les traditions occidentales, apparaît je crois, sinon en ces termes, au moins dans son concept, chez Dante à propos de Giotto. Michel Ange et, dans une moindre mesure Dürer, en incarneront consciemment le principe.

Dante joue un rôle essentiel: certains auteurs ont souligné l'influence probable de certaine mystique ésotérique musulmane sur Dante et sur les Fideli d'Amore, et en particulier l'oeuvre du Shaykh Ibn Arabi. Or, l'idée de génie, en Occident, est là: l'artiste devient l'héritier du visionnaire mystique. L'inspiration est Révélation.

Cette transposition rencontre un premier problème: la richesse et les développements de l'ésotérisme musulman des IX-XIIIe siècles n'ont pas d'équivalents en christianisme, malgré Eckhart, malgré Jean de la Croix, malgré le Trobar clus d'Occitanie. (Nous reviendrons ailleurs sur les raisons historiques de ces différences) Dès lors, l'idée de génie se trouve en Occident d'emblée prise dans les contradictions du monothéisme qu'avait tentés de surmonter l'ésotérisme musulman. La Révélation, et l'Election qu'elle suppose, est extérieure à l'être. De ce point de vue, "la haine du singulier aliéné dans la figure de l’Autre" dont parle Démocrite prend l'un de ses sens, car c'est justement l'une des clés d'un certain ésotérisme musulman que d'avoir tenté d'éviter cette aliénation. Nous connaissons ces pensées aujourd'hui essentiellement par l'oeuvre remarquable (même si nous n'en partageons pas la métaphysique) d'Henry Corbin. Cet auteur souligne à maintes reprises comment les gnostiques musulmans (voir l'une de ses oeuvres majeures :" L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi") tendent de préserver le singulier dans la quête de l'Un.

N'ayant pas d'équivalent aux figures symboliques créées par l'ésotérisme musulman, l'artiste occidental se retrouve face à l'unique figure du christ, du prophète. Dans leur audace créatrice, Michel-Ange à la fin du sonnet XXVIII, et Dürer dans un tableau (ci-dessus) se compareront au Christ. Or celui-ci n'est pas visionnaire, mais porteur d'un message. L'artiste est alors vu comme prophète, ce que, sous d'autres tons, les romantiques, et surtout Hugo, reprendront. Il reçoit l'inspiration, il ne part pas à sa recherche.

L'autre problème majeur est qu'un artiste n'est pas un visionnaire :il crée des objets, affronte la matière.  Même le poète se mesure à la matière du langage, et pas seulement à son sens. Tandis que la conception prophétique, passive, de l'art se construit dans la critique d'art, dans les faits, l'artiste part à la recherche de l'oeuvre. La création est aventure, active. Unique moyen de surmonter cette contradiction, l'Idea platonicienne, qui suppose que l'oeuvre n'est que le reflet, inférieur, imparfait, d'une Idée préexistante. Toute la démarche de Michel-Ange est marquée par ce sentiment d'imperfection, d'incapacité à atteindre une idéalité présupposée. Pour lui, sa sculpture ne fait que révéler l'Oeuvre préexistante dans le marbre.

Cette erreur, liée à la transposition d'un climat culturel dans un autre, rencontre un besoin plus spécifique à la Renaissance Occidentale, et au-delà, à toute société reposant sur l'aliénation de l'individu par la division du travail. L'imaginaire, porteur de la singularité individuelle, ne saurait y avoir sa place, car il tend précisément à libérer l'être de sa fonction sociale. Dès lors, l'art, inexpugnable, doit être marginalisé, et l'imaginaire être une fonction sociale à l'écart. C'est bien sûr le cas déjà dans toutes les sociétés antérieures et autres. Mais là, l'artiste n'était qu'artisan, et ne revendiquait en rien cette dimension visionnaire. C'est à cette dimension que l'art classique tentera de ramener l'art, avant que le romantisme ne reprenne à son compte, en l'amplifiant, cette dimension visionnaire, et le surréalisme après lui.

C'est là l'un des paradoxes du concept du génie dans l'art occidental: il est le signe d'une affirmation de l'individu, de la singularité irrésistible, et en même temps le moyen par lequel cette affirmation va être détournée. Prophète, l'artiste cesse d'être singulier, il devient unique. Il n'est plus l'extrême pointe d'un des versants de la condition humaine, celle qui tend vers le singulier, mais un être isolé, inaccessible.

La différence de degré dans la singularité, entre les artistes et les autres, comme, en chacun de nous, entre l'acte créateur et les autres, devient une différence de nature. L'idée de génie résonne comme un interdit, et c'est bien là le rôle de ce concept dans notre civilisation: à quelques individus "élus" le génie créateur, aux autres la fonction sociale aliénée.

Ce qui conduira entre autres à gommer tous les échelons intermédiaires, à accentuer les différences entre "petits" et grands "artistes", conduisant à ces monstres inventés par l'histoire de l'art, comme Mozart ou Rembrandt, à ignorer que leur richesse créatrice reposait aussi sur le milieu dans lequel il évoluait, sur la présence autour d'eux d'autres créateurs, qui, pour n'avoir pas laissé d'oeuvres aussi importantes, n'en jouent pas moins dans l'avènement de ces artistes majeurs, un rôle essentiel. C'est en fait ne rien comprendre à ce qui faisait le "génie" de tels artistes, qui étaient de se nourrir de l'art qui les entourait, de transformer un acquis culturel déjà riche, en une aventure singulière. C'est couper l'arbre de la création de l'humus imaginaire collectif qui le nourrit.

Dans un des "papillons" qu'ils distribuaient au début de leur aventure, les surréalistes avaient inscrit: "Le surréalisme est-il le communisme du génie?". Souvent sera cité par les surréalistes la phrase célèbre, résonnant comme un appel, de Lautréamont: "La poésie doit être faite par tous, non par un". Et dans le même ordre d'idées, les surréalistes se feront souvent, héritiers en cela aussi du romantisme, les défenseurs de l'art populaire et de l'art naïf. La pratique de l'automatisme va aussi dans le même sens, de "mettre l'inconscient à la portée de tous". Et la pratique des jeux, encore, s'inscrit dans cette dimension.

Le danger, néanmoins, d'un tel rétablissement de la dimension collective de la création imaginaire, n'a de sens que si l'on ne perd pas en route cette idée essentielle, que l'imaginaire est le chemin vers la singularité de l'être, et que tout art ne prend sa véritable dimension que dans le cheminement individuel. Il ne s'agit pas de "collectiviser" l'art, l'imaginaire, mais de rendre à la création imaginaire toute sa dynamique, du collectif vers l'individuel. Il ne s'agit pas de couper l'arbre pour le garder au niveau des racines, mais d'en nourrir le terreau.

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Commentaires
A
Le Diable, peut-être ?
K
pour accéder au beau royaume de l'amour, s'"il existe,il faut d'abord longtemps fouler les ravines et les débords de la haine, dont nous sommes engorgés jusqu'à plus soif. malheureusement nous n'en avons guère conscience. D'où le retard fatal de la pensée sur l'acte, qui se précipite comme l'éclair et qui fait l'irréparable. Quel génie saura nous réconcilier avec notre emportement? GK
L
C'est très stimulant de lire ces lignes.. <br /> Tout espoir de renaissance est donc permis. <br /> Sans se laisser aller dans le « n’importe quoi » pour autant. <br /> Laisser apparaître l’imaginaire du fond de l’individu et nous verrons si c’est vraiment « une haine secrète » qui sortira (comme le suggère Démocrite) ou un amour infini enfoui sous l’idée que se sont les autres les génies….<br /> A voir..
D
(version complétée)<br /> Merci, cher Charp pour cet éblouissant article. Je me rallie sans faille au commentaire de Lakesys. Je suis très sensible à cette approche interdépendante du génie fertilisé par un contexte évidemment porteur. D'ailleurs, ce qui vaut pour l'art vaut aussi pour la philosophie. Que serait devenu Pascal (Blaise) sans la présence paternelle et les nombreuses relations stimulantes qui l'ont porté ? Et Nietzsche sans Schopenhauer, Kant sans Hume, Spinoza sans Descartes etc etc. Et sur un terrain plus immédiat, Mozart sans l'investissement de Léopold, son père ? Et Van Gogh sans son frère Théo ou Camille Claudel sans l'ambition paternelle ? L'interdépendance est peut-être d'abord psychique avant d'être esthétique. L'heureuse contamination créatrice débute avec ces relations de proximité et ce terreau porteur de tous les germes à savoir l'imaginaire social et les multiples influences concrètes que vous suggérez. <br /> <br /> Par ailleurs, je crois que le génie qui incarne à la fois "le singulier, l'unique et l'inaccessible" est une production sociale dont le véritable ressort est la haine et le ressentiment. Je me sens très nietzschéen sur ce point. Le génie exprime la nécessité "des faibles", de tous ceux qui ont "besoin" de faire exister des idoles, des divinités, pour n'avoir pas à se comparer à elles et à envisager le déploiement de leur propre faculté créatrice. Autrement dit, l'idéal du génie repose sur la haine du singulier, donc de soi-même, sur le mépris que l'on adresse à son propre imaginaire et à sa puissance refoulée. Le génie est, dés lors, l'incarnation pathétique du renoncement, "du dressage de la bête humaine" comme le dit l'auteur d'"Humain trop humain", du saccage originel. Il en va de même pour le "don", cette faveur céleste ou divine attribuée à quelques-uns et refusée au plus grand nombre. Que ne sert-elle de justification à la médiocrité partagée, à la bassesse collective ? Inutile de se mesurer au génie, "différence de nature" comme vous l'expliquez si bien, c'est tellement commode!<br /> Picasso ne s'est-il pas raillé, à sa manière de cette pompeuse stéréotypie, de cette morne pensée, fascinée et habitée par la pulsion de mort ? Signant presque n'importe quoi de son nom, se jouant de l'image du génie comme Diogène avec les conventions, il sut profiter économiquement de cette psychologie sournoise pour engranger avantageusement et construire une marque pour ne pas dire un empire.<br /> <br /> Cependant, ce refoulement massif a son prix (comme pour toute névrose). Il s'accompagne d'une vile arrogance vis-à-vis du devenir et de la vitalité de l'oeuvre. L'idéal du génie, comme représentation collective, est fascination pour l'achevé, pour le fini, donc pour le visage pétrifié de la mort, et non pour la patiente élaboration, pour les chemins de traverse, les errances nocturnes et ombreuses, les ratés et les brouillons. Refus de l'esquisse et de la pauvreté, du mouvement et du sang-mélé, de l'aventure et du hasard, le génie est toujours ex nihilo, création pure, sans transition, ni travail, sans labeur ni véritable effort. Son évidence est à la mesure de son idéalisation, il lui suffit de suivre son inspiration et voilà l'oeuvre, définitive et sublime jaillie tel un miracle sorti des eaux. "Tyrannie de la perfection présente" dira Nietzsche et malheur à l'artiste "humain trop humain". Si son idéalisation le met à l'égal des Dieux, sa chute toujours possible le renverrait au plus profond des Enfers. Qu'on songe à Mozart, agonisant dans l'indifférence générale et jeté à la fosse commune comme tant d'autres, maudits d'être redevenus hommes ! La mort les sauvera peut-être de leur imperfection ; ainsi leur pureté reconquise par l'idéal incorruptible servira une fois de plus la cause des génies éternels.<br /> <br /> Que veulent les foules ? Que veulent les peuples ? Les plus amères frustrations ne s'incarnent-elles pas dans la folie des idéaux ? Il faudra peut-être se méfier des volontés de démocratisation de l'art car derrière le généreux projet qui consisterait à "mettre l'inconscient à la portée de tous", à éduquer le peuple en direction de lui-même, pourrait bien se dissimuler un autre idéal, une autre folie basée sur une haine secrète. Reste à savoir laquelle ?
D
Merci, cher Charp pour cet éblouissant article. Je me rallie sans faille au commentaire de Lakesys. Je suis très sensible à cette approche interdépendante du génie fertilisé par un contexte évidemment porteur. D'ailleurs, ce qui vaut pour l'art vaut aussi pour la philosophie. Que serait devenu Pascal (Blaise)sans la présence paternelle et les nombreuses relations stimulantes qui l'ont porté ? Et Nietzsche sans Schopenhauer, Kant sans Hume, Spinoza sans Descartes etc etc. Et sur un terrain plus immédiat, Mozart sans l'investissement de Léopold, son père ? Et Van Gogh sans son frère Théo ou Camille Claudel sans l'ambition paternelle ? L'interdépendance est peut-être d'abord psychique avant d'être esthétique. L'heureuse contamination créatrice débute avec ces relations de proximité et ce terreau porteur de tous les germes à savoir l'imaginaire social et les multiples influences concrètes que vous suggérez. <br /> Par ailleurs, je crois que le génie qui incarne à la fois le singulier, l'unique et l'inaccessible est une production sociale dont le véritable ressort est la haine et le ressentiment. Je me sens très nietzschéen sur ce point. Le génie exprime la nécessité "des faibles", de tous ceux qui ont "besoin" de faire exister des idoles, des divinités, pour n'avoir pas à se comparer à elles et à envisager le déploiment de leur propre faculté créatrice. Autrement dit, l'idéal du génie repose sur la haine du singulier, donc de soi-même, sur le mépris que l'on adresse à son propre imaginaire et à sa puissance refoulée. Le génie est, dés lors, l'incarnation pathétique du renoncement, "du dressage de la bête humaine" comme le dit l'auteur d'"Humain trop humain", du saccage originel. Il en va de même pour le "don", cette faveur céleste ou divine attribuée à quelques-uns et refusée au plus grand nombre. Que ne sert-elle de justification à la médiocrité partagée, à la bassesse collective ? Inutile de se mesurer au génie, "différence de nature" comme vous l'expliquez si bien, c'est tellement commode!<br /> Picasso ne s'est-il pas raillé, à sa manière de cette pompeuse stéréotypie, de cette morne pensée, fascinée et habitée par la pulsion de mort ? Signant presque n'importe quoi de son nom, se jouant de l'image du génie comme Diogène avec les conventions, il sut profiter économiquement de cette psychologie sournoise pour engranger avantageusement et construire une marque.<br /> Cependant, ce refoulement massif a son prix (comme pour toute névrose). Il s'accompagne d'une vile arrogance vis-à-vis du devenir et de la vitalité de l'oeuvre. L'idéal du génie est fascination pour l'achevé, pour le fini, pour la perfection et non pour la patiente élaboration, pour les chemins de traverse, les errances nocturnes et ombreuses, les ratés et les brouillons. Refus de l'esquisse et de la pauvreté, du mouvement et du sang-mélé, le génie est toujours ex nihilo, création pure, sans transition ni travail. "Tyrannie de la perfection présente" dit Nietsche et malheur à l'artiste "humain trop humain". Si son idéalisation le met à l'égal des Dieux, sa chute toujours possible le reverrait au plus profond des Enfers. Qu'on songe à Mozart, mourant dans l'indifférence générale et jeté à la fosse commune comme tant d'autres, maudits d'être redevenus hommes !<br /> Que veulent les foules ? Que veulent les peuples ? Les plus amères frustrations ne s'incarnent-elles pas dans la folie des idéaux ? Il faudra peut-être se méfier des volontés de démocratisation de l'art car derrière le généreux projet qui consisterait à "mettre l'inconscient à la portée de tous" pourait bien se dissimuler un autre idéal, une autre folie basée sur une haine secrète ? Reste à savoir laquelle ?
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