Le génie
J'invite ceux qui peuvent être intéressés par ce blog, ou son parallèle, Envers, à lire l'article de Démocrite "L'art et l'aphasie". A lui seul, ce texte qui rend compte d'une conception de l'art très proche de ce qui a été écrit dans "L'art dégagée de l'idée", mais à partir d'une démarche très différente, suffirait à justifier l'existence de ce blog, qui était de permettre certaines rencontres.
Trop de choses y sont dites qui croisent ou rejoignent les idées ici exprimées pour pouvoir être l'objet du commentaire que je comptais y laisser. C'est donc à travers différents articles, autour des problèmes soulevés que je compte y revenir.
Je commence par une question qui est seconde dans cet article, le génie, parce que tout simplement, c'était là un des chemins par lesquels je comptais aborder la thématique de la création individuelle et collective, thème du n° 3 d'Envers en préparation. Autre point de convergence que cette remise en cause de l'idée de génie, mais si les accents en sont différents.
L'idée de génie, telle qu'elle est véhiculée dans les traditions occidentales, apparaît je crois, sinon en ces termes, au moins dans son concept, chez Dante à propos de Giotto. Michel Ange et, dans une moindre mesure Dürer, en incarneront consciemment le principe.
Dante joue un rôle essentiel: certains auteurs ont souligné l'influence probable de certaine mystique ésotérique musulmane sur Dante et sur les Fideli d'Amore, et en particulier l'oeuvre du Shaykh Ibn Arabi. Or, l'idée de génie, en Occident, est là: l'artiste devient l'héritier du visionnaire mystique. L'inspiration est Révélation.
Cette transposition rencontre un premier problème: la richesse et les développements de l'ésotérisme musulman des IX-XIIIe siècles n'ont pas d'équivalents en christianisme, malgré Eckhart, malgré Jean de la Croix, malgré le Trobar clus d'Occitanie. (Nous reviendrons ailleurs sur les raisons historiques de ces différences) Dès lors, l'idée de génie se trouve en Occident d'emblée prise dans les contradictions du monothéisme qu'avait tentés de surmonter l'ésotérisme musulman. La Révélation, et l'Election qu'elle suppose, est extérieure à l'être. De ce point de vue, "la haine du singulier aliéné dans la figure de l’Autre" dont parle Démocrite prend l'un de ses sens, car c'est justement l'une des clés d'un certain ésotérisme musulman que d'avoir tenté d'éviter cette aliénation. Nous connaissons ces pensées aujourd'hui essentiellement par l'oeuvre remarquable (même si nous n'en partageons pas la métaphysique) d'Henry Corbin. Cet auteur souligne à maintes reprises comment les gnostiques musulmans (voir l'une de ses oeuvres majeures :" L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi") tendent de préserver le singulier dans la quête de l'Un.
N'ayant pas d'équivalent aux figures symboliques créées par l'ésotérisme musulman, l'artiste occidental se retrouve face à l'unique figure du christ, du prophète. Dans leur audace créatrice, Michel-Ange à la fin du sonnet XXVIII, et Dürer dans un tableau (ci-dessus) se compareront au Christ. Or celui-ci n'est pas visionnaire, mais porteur d'un message. L'artiste est alors vu comme prophète, ce que, sous d'autres tons, les romantiques, et surtout Hugo, reprendront. Il reçoit l'inspiration, il ne part pas à sa recherche.
L'autre problème majeur est qu'un artiste n'est pas un visionnaire :il crée des objets, affronte la matière. Même le poète se mesure à la matière du langage, et pas seulement à son sens. Tandis que la conception prophétique, passive, de l'art se construit dans la critique d'art, dans les faits, l'artiste part à la recherche de l'oeuvre. La création est aventure, active. Unique moyen de surmonter cette contradiction, l'Idea platonicienne, qui suppose que l'oeuvre n'est que le reflet, inférieur, imparfait, d'une Idée préexistante. Toute la démarche de Michel-Ange est marquée par ce sentiment d'imperfection, d'incapacité à atteindre une idéalité présupposée. Pour lui, sa sculpture ne fait que révéler l'Oeuvre préexistante dans le marbre.
Cette erreur, liée à la transposition d'un climat culturel dans un autre, rencontre un besoin plus spécifique à la Renaissance Occidentale, et au-delà, à toute société reposant sur l'aliénation de l'individu par la division du travail. L'imaginaire, porteur de la singularité individuelle, ne saurait y avoir sa place, car il tend précisément à libérer l'être de sa fonction sociale. Dès lors, l'art, inexpugnable, doit être marginalisé, et l'imaginaire être une fonction sociale à l'écart. C'est bien sûr le cas déjà dans toutes les sociétés antérieures et autres. Mais là, l'artiste n'était qu'artisan, et ne revendiquait en rien cette dimension visionnaire. C'est à cette dimension que l'art classique tentera de ramener l'art, avant que le romantisme ne reprenne à son compte, en l'amplifiant, cette dimension visionnaire, et le surréalisme après lui.
C'est là l'un des paradoxes du concept du génie dans l'art occidental: il est le signe d'une affirmation de l'individu, de la singularité irrésistible, et en même temps le moyen par lequel cette affirmation va être détournée. Prophète, l'artiste cesse d'être singulier, il devient unique. Il n'est plus l'extrême pointe d'un des versants de la condition humaine, celle qui tend vers le singulier, mais un être isolé, inaccessible.
La différence de degré dans la singularité, entre les artistes et les autres, comme, en chacun de nous, entre l'acte créateur et les autres, devient une différence de nature. L'idée de génie résonne comme un interdit, et c'est bien là le rôle de ce concept dans notre civilisation: à quelques individus "élus" le génie créateur, aux autres la fonction sociale aliénée.
Ce qui conduira entre autres à gommer tous les échelons intermédiaires, à accentuer les différences entre "petits" et grands "artistes", conduisant à ces monstres inventés par l'histoire de l'art, comme Mozart ou Rembrandt, à ignorer que leur richesse créatrice reposait aussi sur le milieu dans lequel il évoluait, sur la présence autour d'eux d'autres créateurs, qui, pour n'avoir pas laissé d'oeuvres aussi importantes, n'en jouent pas moins dans l'avènement de ces artistes majeurs, un rôle essentiel. C'est en fait ne rien comprendre à ce qui faisait le "génie" de tels artistes, qui étaient de se nourrir de l'art qui les entourait, de transformer un acquis culturel déjà riche, en une aventure singulière. C'est couper l'arbre de la création de l'humus imaginaire collectif qui le nourrit.
Dans un des "papillons" qu'ils distribuaient au début de leur aventure, les surréalistes avaient inscrit: "Le surréalisme est-il le communisme du génie?". Souvent sera cité par les surréalistes la phrase célèbre, résonnant comme un appel, de Lautréamont: "La poésie doit être faite par tous, non par un". Et dans le même ordre d'idées, les surréalistes se feront souvent, héritiers en cela aussi du romantisme, les défenseurs de l'art populaire et de l'art naïf. La pratique de l'automatisme va aussi dans le même sens, de "mettre l'inconscient à la portée de tous". Et la pratique des jeux, encore, s'inscrit dans cette dimension.
Le danger, néanmoins, d'un tel rétablissement de la dimension collective de la création imaginaire, n'a de sens que si l'on ne perd pas en route cette idée essentielle, que l'imaginaire est le chemin vers la singularité de l'être, et que tout art ne prend sa véritable dimension que dans le cheminement individuel. Il ne s'agit pas de "collectiviser" l'art, l'imaginaire, mais de rendre à la création imaginaire toute sa dynamique, du collectif vers l'individuel. Il ne s'agit pas de couper l'arbre pour le garder au niveau des racines, mais d'en nourrir le terreau.